Marcher crée des chemins nouveaux pour le corps et l’esprit soudain en éveil. Angèle Paoli appartient à cette lignée d’écrivains qui arpentent leur terre, microcosme et macrocosme, avec des sens aiguisés et la langue fine de qui habite le paysage. Ses Carnets de marche, publiés en 2010 aux éditions du Petit Pois, la montraient dans ses déambulations quotidiennes autour du village cap-corsin où elle vit. Son nouveau livre, De l’autre côté, donne à la réalité de ce même paysage un cadre étonnant (le miroir), à la fois concret et symbolique : « soleil marche/marche sous le vent elle/miroir longue plaque de verre/abandonnée là ».
Dès le fragment initial, le lecteur sait qu’il va entrer non dans une saisie immédiate du réel mais dans une mise en abyme où celui-ci sera donné à voir dans un reflet. La poète, suivant la voie ouverte par les peintres du Quattrocento, joue sur les degrés changeants d’une visibilité accordée aux entrées-limites de l’objet-miroir et aux moments où s’effectue le voyage spéculaire. Cette visibilité dépendant des déplacements effectués par un « elle » non personnifié au départ, sans doute pour souligner la mise à distance du regard qui observe et se fait voix.
Du fragment 1 au fragment 19, inclinaisons, « bascule », « mouvement de pivot », plongée, déséquilibre « tremblé », autant d’indications données par l’auteure pour faire découvrir, par de multiples changements de perspective, la vision inversée ou parcellaire, déformée ou floue, des éléments qui embrassent la surface réfléchissante ou la désertent. Ce qu’apporte le reflet participe tout à la fois de la représentation mimétique du réel et de son écart né de la déformation, du plein ou du vide introduits. Syntaxe bouleversée, typographie compacte, éclatée ou aérée, les phrases sont le plus souvent constituées de substantifs sans déterminants, disposés sur la page en espaces de séparation ou de juxtaposition. Les blancs et les barres obliques [/ et //] sont là pour faire saisir/comprendre la fragmentation de la vision qui va de la figuration la plus précise à la presque abstraction. Les choses les plus concrètes deviennent alors des entités («Lierre/trèfle/chèvrefeuille»), la terre et le ciel une architecture de lignes et de couleurs.
Ce que le regard retient du paysage environnant l’est à travers un médium qui impose ses limites à la réalité projetée et l’oblige à l’embrasser dans une sorte d’instantanéité sans lyrisme. On peut alors penser qu’Angèle Paoli a voulu utiliser le miroir non seulement comme une vitre ou une fenêtre pour s’approprier le réel, mais pour en faire une aventure poétique du langage à la manière dont les peintres en font une aventure du regard.
Sensations, intensités, tensions, questionnement ne hantent pas seulement l’œil mais tout le corps et l’âme de cette « Elle » surgie en « Je » à partir du fragment 12 (qui introduit une rupture). S’unissent l’être regardant et l’être regardé dans un rapprochement avec le lieu qui l’incorpore. Lieu autobiographique et lieu circonscrit en ses détails et en ses toponymes. Tous renvoient à la vue d’un paysage dont on sent la beauté et l’énergie.
Angèle Paoli se décrit au cours de ce voyage « au reflet » l’objectif en main. Après avoir utilisé le langage pictural, elle utilise le langage photographique pour indiquer les plans variés de sa « prise de vue » (le texte entier peut d’ailleurs être lu comme un poème-photographie). Au visage sont alliées d’autres parties du corps, dont la main. Main de la poète peut-être, en train de déplacer les lignes, le regard et les mots ? Quant au paysage, il semble sur le même plan que l’être humain, le miroir reflétant les deux à la fois sans forcément les fusionner : « moitié-ciel moitié-moi », « œil cyclope », « oiseau libre ». La mise en abyme de soi, dans un essai d’objectivation, est convoyée par l’objet-miroir ou l’objectif et, paradoxalement, produit de l’inversé, du fantomatique, du suspendu, de l’éclaté, de l’impermanent. Que captons-nous alors, semble dire Angèle Paoli, quelle vérité au-delà des apparences et comment retrouver l’unité ? Les phrases interrogatives pressantes montrent le vertige, voire l’angoisse dans laquelle se tient celle qui tente de s’approprier quelque chose d’une présence au monde et à soi, et de lui donner un sens.
Reste le paysage saisi dans sa beauté et dans les sensations non dites qu’il procure, restent le bleu des yeux, le nez droit, la fossette, la mèche folle des cheveux, l’ « ovale mamain », des traits personnels qui ne lèvent pas entièrement l’incertitude mais permettent d’habiter autrement « le lieu vibratoire » du miroir, instrument inquiétant et magique. Car il peut mener l’être au bord de la « disparition », laissant son âme et sa langue dans cette « NUIT » qui ferme le texte. Une telle clôture n’est-elle pas une invitation de la poète à passer avec elle « de l’autre côté » pour se voir dans « l’autre lumière » ?
Sylvie FABRE G., revue Europe, avril 2014, pp. 355-356.
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