Un nouveau recueil des éditions du Petit Pois arrive dans ma boîte à lettres. Je sais que la rencontre va être déconcertante, surprenante comme tous les livres offerts par cette maison exigeante et raffinée. Comme tous ces auteurs à qui ils font escorte fidèle.
Angèle Paoli. L'écriture de cette poète m'est connue. La reconnaîtrais-je dans ce nouveau recueil ?
De l'autre côté (titre suivi d'un caractère typographique : la barre oblique). Je feuillette. Je retrouve ce signe multiplié à l'infini dans ces pages, jamais suivi d'une majuscule, d'un espace. Sera-t-il celui d'associationss, de divisions, de fraction entre les mots. Les séparera-t-il ? Sera-t-il rythme comme celui d'un coeur qui bat d'une façon syncopée ? Une déliaision ? le signe d'une interrogation sans fin ? Un nouveau chemin d'écriture enclos dans une couverture rouge-coquelicot, imprimé sur un beau papier lisse. Que se passe-t-il dans ce livre ? Elle marche, trouve un miroir sur son chemin " posé... abandonné... adossé à un muret de pierre ". Elle s'arrête... regarde... fait bouger la plaque de verre... bouge elle-même... entre dans l'étonnement de voir tourner le monde autour d'elle, fragmenté, lacunaire. Ses gestes comme ses mots sont spontanés ou lents, retenus, fugaces, contournés. 19 séquences-paysage suivies d'un compte à rebours de 12 séquences où elle entre à la recherche de sa propre image. La suivre dans ce cheminement immobile, dans ce qui devient peu à peu un questionnement atemporel, un enchevêtrement. Les mots se cognent aux barres obliques qui hachent le texte. Mots à l'orée du temps, fragiles... Une rêverie fonde le paysage qui se recompose et se nomme à partir de ses fragments reflétés : pan de ciel blanc - pastel de nuages - crête de chêne - taches de mousse - touffe d'herbe vive - chevelure d'un chèvrefeuille - ombilics de Vénus - lattes du hangar - route - muret de pierre rousse- mer bleu lavé - la Punta di Minerviu... Paysage inversé... diptyque... triptyque... La lectrice que je suis est fascinée. Puis elle franchit une limite et c'est le compte à rebours des 12 dernières séquences, différentes. Elle entre dans le miroir - d'abord " sans-visage " - comme pour combler une béance. L'identité se brouille. Elle migre... vers qui ? Il semble qu'elle ressente une inaptitude à se rencontrer, à se reconnaître dans cet irréel. Son désir se nourrit d'un manque, d'une image insaisissable. Une métamorphose se met en place : " Le paysage a disparu "... Elle écrit. Je note au passage ces pensées :
est-ce moi... flou très flou... visage absent...je cherche... qui d'autre que moi ?... distorsion... inquiétude... œil de cyclope ébloui... Le temps est suspendu dans ce face-à-face précaire et mélancolique. Le dédoublement s'affirme progressivement. La moitié de la représentation manque dans cette image symétrique ; les images du miroir sont partielles. Deux visages se dévorent, projetés l'un contre l'autre comme par une mer houleuse. C'est une mise en scène intime d'un désir destiné à elle-même, fusionnel et secret. Une parodie antique du minotaure de Durrenmätt prisonnier d'un labyrinthe tapissé de miroirs. L'épreuve de la question. Jeu de va-et-vient, de distance. Mythique danse d'approche et de séduction.
je/cherche ne [me] vois pas Où est-elle ? Dans le miroir ou hors du miroir ? Voir et se voir, se voir en train de voir : oeil attentif dans son plissé de chair... S'éloigner du proche. Passer de l'autre côté de la lacune, de l'ignorance. Distance irréductible. Se heurter aux limites de ce qui ne peut être touché, rejoint, possédé. Image qui s'enfuit. S'incarner dans cette image ? Sortir de ce qu'elle est, dont elle est prisonnière ? Vivre en deux corps ? Co-naissance impossible. Comme dans l'anneau de Moebius, elle est dans et hors du miroir.
son double dedans / dehors dans l'angle
du miroir Pages égotistes et bouleversantes dont je ressors sonnée ! Le miroir a besoin de lumière pour refléter. Après ? Le noir... la mort de l'image... la perte. Le miroir lui dérobera son image quand tombera la nuit, la chassera brutalement :
NUIT Origine devenue introuvable d'une vision presque impossible à dire, dans ce lieu d'entre-deux-mondes fantomatique et fantastique. Une femme, l'âme enveloppée de nuit, tient alors l'expérience de son regard dans ses mots. Vite elle écrit pour éterniser son voyage immobile. Chant d'Orphée... où elle ne peut demeurer. Elle nous en fait l'offrande grâce à cette édition. Son œuvre poétique est marquée par le sceau de la perte d'un double insaisissable mais aussi par un regard pénétrant le réel pour le fracturer. Poète assaillie par la beauté tragique du monde et de sa rencontre amoureuse qui la féconde . Ce nouveau poème à l'écriture épurée, décantée, nue, foudroie le lecteur par son incandescence et nous conduit au seuil de l'indicible. Parole sans cesse interrompue, inachevée... Splendide. Merci aux éditions du Petit Pois pour cette pépite d'or pur.
Christiane Parrat, novembre 2013. Tous droits réservés.
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